Résumé — Une institution de règlement accréditée par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) pour la résolution des litiges relatifs aux noms de domaine est-elle compétente pour trancher ce qui apparaît comme n’étant qu’une portion d’un conflit portant plus largement sur un contrat de distribution, alors que celui-ci comporte une clause compromissoire ?
Abstract — This post considers the ability conferred on a UDRP panelist to rule on a case in which parties entered into a distribution agreement containing an arbitration clause. The author is of the view that due to the sui generis legal nature of the UDRP, and the “competence—competence” principle (a cornerstone principle of arbitration which empowers an arbitral tribunal to rule on its own jurisdiction even if parallel proceedings are pending), the UDRP panelist should refrain from making any determination on the jurisdiction.
Cet article fut initialement publié sur DomainesInfo.fr, le 6 septembre 2004
Une institution de règlement accréditée par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) pour la résolution des litiges relatifs aux noms de domaine est-elle compétente pour trancher ce qui apparaît comme n’étant qu’une portion d’un conflit portant plus largement sur un contrat de distribution, alors que celui-ci comporte une clause compromissoire ?
Cette problématique s’est posée à un panéliste UDRP oeuvrant sous l’égide du Centre d’Arbitrage et de Médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après, « CAM-OMPI ») [1]. En l’espèce, la société Ipone (ci-après, « le fournisseur ») avait signé un accord de distribution avec les sociétés Clix International, Carbon Development et Chad Boulton (ci-après, « les distributeurs »). Ledit accord comportait une clause compromissoire désignant le bureau de l’American Arbitration Association (ci-après, « AAA ») sis à Salt Lake City, dans l’Utah, aux Etats-Unis. Par ailleurs, les distributeurs avaient enregistré des noms de domaine reproduisant ou contenant la marque « Ipone » (iponeusa.com, ipone.com et iponeusa.net), propriété du fournisseur. Le premier nom de domaine avait été enregistré avant la signature de l’accord (le 18 décembre 2000), le deuxième alors qu’il était était en cours (le 8 novembre 2001) et le troisième, après sa résolution (le 9 septembre 2003). Enfin, alors qu’une procédure UDRP avait était initiée sous les auspices du CAM-OMPI, saisi par le fournisseur le 7 mai 2004, les distributeurs actionnaient la clause compromissoire et saisissaient l’AAA, le 3 juin 2004.
Autrement dit, une clause compromissoire venait télescoper la clause UDRP incorporée par référence à chaque contrat d’enregistrement de nom de domaine. Les clauses de type UDRP sont des clauses standard qui attribuent une compétence non exclusive aux institutions de règlement des litiges relatifs aux noms de domaine accréditées par l’ICANN — dont le CAM-OMPI — dans le but de limiter l’enregistrement et/ou l’utilisation abusif(s) de noms de domaine.
En l’occurrence, les deux clauses avaient été actionnées : la clause UDRP, par le fournisseur et la clause compromissoire, par les distributeurs. Subséquemment, deux institutions de règlement des différends se trouvaient saisies : l’une, l’AAA, de l’ensemble du litige, en vertu de la clause compromissoire ; l’autre, le CAM-OMPI, de la seule portion du litige concernant les noms de domaine, en vertu de la clause UDRP.
En présence d’une telle situation, la question se posait de savoir laquelle, de la clause compromissoire ou de la clause UDRP, devait faire échec à l’autre. Pour y apporter quelque élément de réponse, il convient de garder à l’esprit que ces deux clauses diffèrent tant dans leur nature que dans leur portée.
D’abord, les Principes UDRP limitent strictement la compétence des panélistes à la seule question du cybersquatting, alors que l’arbitre, sauf stipulation contraire, peut connaître de l’ensemble des demandes découlant du contrat ou liées à celui-ci. Il s’agit d’un point essentiel qu’il convient d’aborder sérieusement si l’on souhaite écarter le risque d’incohérence qui pourrait naître de la concomittance de décisions divergentes.
Ensuite, la clause d’arbitrage est exclusive. Elle donne compétence au tribunal arbitral pour trancher tous les litiges découlant du contrat ou en relation avec celui-ci. De cette nature exclusive découle le principe dit de « compétence-compétence » qui attribue à l’arbitre le pouvoir de statuer sur sa propre compétence, autant qu’il interdit au juge de se prononcer sur l’existence, la validité ou l’efficacité d’une convention d’arbitrage [2]. Reste à savoir si cette règle, qui fait partie du socle des principes généraux du droit de l’arbitrage, et qui s’impose au juge étatique, doit être transposée à l’UDRP tant et si bien que le panéliste UDRP en charge de livrer une décision se trouverait obligé de se dessaisir. En un mot, la convention d’arbitrage doit-elle prévaloir sur la clause UDRP ?
En l’occurrence, le panéliste n’a pas explicitement abordé la question. Mais en traitant un tant soit peu l’affaire au fond, il admet implicitement qu’il est en mesure de se prononcer sur sa propre compétence, et ce au détriment du tribunal arbitral. Le peut-il ?
Au préalable, il faut s’interroger sur la qualification juridique de l’UDRP. Quelle est la nature exacte de cette innovation juridique dont l’efficacité a si souvent été célébrée ? De prime abord, l’idée qui vient immédiatement à l’esprit est celle de l’arbitrage. D’où ces questions : la procédure UDRP peut-t-elle être considérée comme une procédure arbitrale et, le cas échéant, les décisions issues de cette procédure peuvent-elles recevoir la qualification de sentences arbitrales ? Les réponses sont limpides, et elles sont négatives. Certes, tout comme l’arbitrage, une décision extrajudiciaire de type UDRP peut modifier la situation juridique des parties eu égard à la titularité de ce bien immatériel que constitue le nom de domaine. Dans le vocabulaire juridique anglo-saxon, les décisions émanant de telles procédures entrent dans le concept de adjudication. Autrement dit, à l’instar de l’arbitre, le panéliste UDRP tranche le litige. Toutefois, cela ne suffit pas à faire entrer l’UDRP dans le qualification d’arbitrage [3]. L’un des arguments permettant d’écarter cette qualification tient précisément dans la teneur de l’article 18 des Règles de procédure UDRP. Selon cette stipulation [4], les parties demeurent libres de porter leur litige devant une juridiction judiciaire compétente ou même devant un tribunal arbitral et ce, quelque soit le stade d’avancement de la procédure UDRP. Que l’on ne s’y trompe pas, il s’agit bien d’un argument fondamental et décisif. En effet, il en résulte que, contrairement à l’arbitrage, la procédure UDRP n’est pas exclusive. Par conséquent, et en toute logique, contrairement à la sentence arbitrale, la décision UDRP n’est pas dotée de l’autorité de la chose jugée [5]. Et cela change tout !
Enfin, la décision UDRP est exécutée de façon quasi-mécanique par le bureau d’enregistrement auprès duquel le nom de domaine a été enregistré, et ce immédiatement après notification par l’institution de règlement des différends accréditée par l’ICANN une fois qu’elle a accusé réception de la décision à elle soumise par le panéliste. Ce n’est pas tout à fait le cas de la sentence arbitrale qui, en principe, devrait être exécutée spontanément par les parties (l’arbitrage étant une procédure consensuelle). A défaut, un exequatur peut toujours être pratiqué. Par ailleurs, la sentence arbitrale est — et c’est un autre principe de l’arbitrage — inopposable aux tiers. Par « tiers », il faut envisager la situation du bureau d’enregistrement, maillon essentiel à plusieurs stades de la procédure UDRP, dont celui de l’exécution d’une décision ordonnant l’annulation ou le transfert du nom de domaine litigieux. Dans le mécanisme UDRP , on ne peut pas faire autrement. L’article 3.b) des Principes directeurs se joue bien de l’inopposabilité au bureau d’enregistrement puisque ce dernier est tenu d’exécuter spontanément, non seulement les décisions extrajudiciaire de type UDRP ou les décisions judiciaires, mais également les sentences arbitrales. L’entaille faîte à cet autre principe fondamental du droit de l’arbitrage s’explique par de pures considérations techniques : à défaut d’exécution spontanée (ce qui ne serait guère surprenant en matière de cybersquatting, compte tenu de la nature même du litige), le bureau d’enregistrement concerné est le seul à pouvoir procéder aux manipulations nécessaires à l’annulation ou au transfert ordonnée dans la décision, le jugement ou la sentence.
En l’espèce, ces différences de portée et de nature entre la clause UDRP et la clause compromissoire n’ont pas échappé aux distributeurs. Défendeurs dans la procédure UDRP mais demandeurs dans la procédure arbitrale, ils n’ont pas manqué de soulever l’argument selon lequel le litige porté devant le CAM-OMPI — par nature circonscrit à la seule question des noms de domaine — s’inscrivait en réalité dans le cadre d’un conflit d’une portée plus générale sur l’accord de distribution. Ils en concluaient à la nécessité de concentrer l’ensemble du litige entre les mains du tribunal arbitral, par conséquent, à l’inefficacité de la clause UDRP, et finalement au désaississement du panéliste UDRP, bien entendu au profit du tribunal arbitral.
Cette argumentation a produit l’effet escompté. Dans sa décision, le panéliste se dessaisit ; concluant à l’impossibilité matérielle de se prononcer sur un litige dont la complexité dépasse le simple cadre du cybersquatting [6]. Ne disposant manifestement pas de l’ensemble des pièces nécessaires à l’établissement de la vérité, le panéliste a considéré que ni l’absence d’intérêt légitime, ni la mauvaise foi des défendeurs ne pouvaient être démontrées de façon suffisamment limpide et certaine. Dans le doute, le panéliste a décidé de rejeter la demande de transfert, conscient de ce fait de « réattribuer » au tribunal arbitral une compétence qu’au demeurant, il n’avait jamais perdue en vertu du principe « compétence-compétence » [7].
Et c’est sans doute là que doit se trouver le coeur du débat. La question du principe de « compétence-compétence » n’a malheureusement pas été argumentée par les parties, et le panéliste ne s’en est pas emparée non plus, bien que l’article 15-a) des règles de procédures UDRP lui offraient cette latitude [8]. Aussi efficace soit la clause UDRP, on peine néanmoins à concevoir qu’elle puisse faire échec à la puissance du principe de « compétence-compétence ». Plus sérieusement encore, méconnaître ce principe revient purement et simplement à ignorer la volonté des parties de recourir à l’arbitrage.
A cela, il faut y ajouter l’argument de la confidentialité. L’une des principales raisons pour lesquelles fournisseurs et distributeurs incluent des clauses compromissoires dans leur contrat de distribution consiste précisément à préserver les secret d’affaires, au titre desquels figurent la question particulièrement sensible de la liberté ou non de multiplier les canaux de distribution en ligne. Ce n’est pas pour retrouver des éléments relatifs aux contrats d’affaires dans des décisions extrajudiciaires (UDRP et assimilées) destinées à être rendues publiques.
Au vu des arguments exposés, il paraît plus que souhaitable d’étendre la portée du principe « compétence-compétence » de manière à ce qu’il puisse faire obstacle à la compétence des panélistes UDRP.
Notes
[1] La décision : OMPI, D2004-0334, S.L.I. Société des Lubrifiants Ipone v .Clix International, L.L.C., Carbon Development, Chad Boulton (June 26, 2004).
[2] Sur l’effet négatif du principe « compétence-compétence », voir spécialement Emmanuel Gaillard, « L’effet négatif de la compétence-compétence », in Etudes de procédure et d’arbitrage en l ‘honneur de Jean François Poudret, 1999, pp. 389—402.
[3] En droit français : Cour d’appel de Paris, 1ère ch., sect. C, 1 7 juin 2004 . En droit américain : United States District Court, Northern District of Illinois, No. 00 C 1738, May 3, 2000, Weber-Stephen Products Co. v. Armitage Hardware and Building Supply, Inc. (Competelaw.com). — United States District Court, Eastern District Court of Virginia, 2003 WL 722298, RetailServ s, Inc. and Freebie, Inc. v. Freebies Publ’g, Eugene Zannon, and Gail Zannon.
[4] En effet, il ne s’agit pas d’une disposition car la source puisque la source est de nature contractuelle.
[5] Ibid.
[6] “While the Panel is more sympathetic to the position of the Complainant in relation to this Domain Name, for the Panel to find in favour of the Complainant would involve a measure of speculation. In the context of an overall dispute which involves so many factual and legal issues, the Panel does not believe it to be either safe or sensible for the Panel to make such a determination.”
[7] “Nothing in this decision can fetter the arbitrators in any way. Their remit will be far wider and they will have access to much fuller evidence than has been made available to the Panel. The Panel takes the view that that will be a much more satisfactory method of arriving at a just result.”
[8] Article 15(a) UDRP Rules : “A Panel shall decide a complaint on the basis of the statements and documents submitted and in accordance with the Policy, these Rules and any rules and principles of law that it deems applicable.”